Difficile de décrire Doris Speer en un mot. Fraîche, brillante, drôle, énergique, optimiste… une marée d’adjectifs qui dévoile la grande dame cachée derrière une silhouette menue. À 58 ans, l’ex-avocate new-yorkaise, dont l'accent trahit les origines, incarne le mythe de la femme moderne. Après avoir vécu de la musique aux États-Unis puis en Europe, elle retourne à Detroit, sa ville natale, bien décidée à revenir à Paris avec un « vrai métier ». Un but qu’elle atteindra presque vingt ans plus tard, en rejoignant la direction juridique d’Alstom pour diriger les opérations de fusions-acquisitions du groupe contraint par l’Union européenne à céder plusieurs filiales. C’est elle, entre autre, qui orchestra le rachat du géant de l'énergie par General Electric, organisant par la même occasion sa propre sortie de l’entreprise pour laquelle elle a parcouru le monde entier pendant près de dix ans. « Le changement m’a permis de mieux me connaître », estime l'hyperactive juriste, qui profite aujourd'hui de l'accalmie pour partager son expérience en attendant la prochaine aventure.
Une musicienne reconvertie
« Lorsque je suis entrée à l’université, j’ai choisi la musique. Le droit, c'était pour plus tard », explique Doris Speer, en souriant. Son diplôme de percussionniste en poche, la jeune femme intègre des orchestres symphoniques et joue pour des comédies musicales. Décidée à changer d'air, elle traverse l'Atlantique à 26 ans, sans un sous en poche. Forte d’un charisme à toute épreuve et d’un contact facile, elle rencontre plusieurs musiciens, intègre des groupes et gagne sa vie en donnant des cours d’anglais. Mais hors de question pour cette ambitieuse de s’abandonner à la vie de bohème. « Je me suis toujours dit que si je n’avais pas d’activité professionnelle fixe à 30 ans, je devrais prendre une décision », explique celle qui, à l'époque, ne maîtrisait pas suffisamment le français pour étudier à Paris. La musicienne reprend donc le chemin de Detroit, passe le concours pour devenir avocate, le réussit haut la main et sort major de sa promotion. « La musique m’a beaucoup aidée pendant mes études de droit. C’est une discipline dans laquelle il faut savoir suivre les règles tout en laissant libre court à sa créativité », estime-t-elle. Pour financer ses études, l’étudiante est contrainte de travailler comme paralegal malgré l’obtention d’une bourse en raison de son niveau en musique. Une fois avocate, Doris Speer s’inscrit au barreau du Michigan et de New York, mais ne rêve que d’une chose : Paris.
Une avocate ambitieuse
« Je me suis dit qu’en intégrant un cabinet international, j’aurais plus de chance de revenir en France un jour », explique-t-elle. Elle démarre sa première collaboration à New York avec le cabinet international Shearman. Une expérience qui, à défaut de lui avoir permis de retrouver la Ville lumière, forge sa carrière naissante en droit des affaires. « Il m’arrivait de passer trois nuits de suite sans dormir », se souvient la juriste qui, au fur et à mesure des années, s’est transformée en bourreau de travail, exigeante et rigoureuse. Décidée à conserver une « connexion » avec Paris, elle intègre finalement un cabinet de plus petite envergure, mais doté d’une clientèle principalement française. C’est à la fin des années 1990 que l’avocate est « chassée », pour intégrer Alstom transport, fleuron de l’industrie française, en qualité de directrice juridique pour l’Amérique du Nord, puis pour tout le continent. Cinq ans plus tard, le siège de Paris la réquisitionne avec un objectif de taille : gérer les ventes de plusieurs filiales du groupe afin de respecter les contraintes de concurrence imposées par l’Union européenne. Doris Speer accepte sans hésiter, amenant même son « boyfriend » de l’époque – devenu son mari – dans ses valises. Accompagnée d’une équipe de juristes hors pair, Doris Speer prend ainsi en charge toutes les opérations M&A du groupe jusqu’à l'ultime opération de rachat d’Alstom par General Electric en 2015.
« J’adore les fusions-acquisitions, c’est fun !
« Le défi était de taille puisqu’il fallait créer une équipe et centraliser la fonction », se souvient-elle avec enthousiasme. Si certains jugent le sujet ennuyeux, la juriste y voit un divertissement : « J’adore les fusions-acquisitions, c’est fun ! » Mais il ne faut se fier ni à son sourire ni à son air léger, car Doris Speer est une femme d’affaires redoutable et une manager pointilleuse. Dans son équipe, seuls d’anciens avocats ont leur place. « Les transactions de fusions-acquisitions demandent beaucoup d’expérience. C’est au sein d’un cabinet d’avocats qu’on apprend à les gérer de façon totalement autonome », estime-t-elle, reconnaissant avoir dirigé son équipe comme un « petit cabinet ». Rien d’étonnant pour une Américaine. « Aux États-Unis, il n’y a pas de distinction entre juriste en entreprise et avocat », se justifie-t-elle immédiatement, rappelant que ce dernier est responsable de l'opération globale en interne. Travailler sur des fusions-acquisitions suppose d’appréhender toutes les facettes d'un deal pour en évaluer les risques. « Il faut avoir une base juridique, pour le reste c’est du business », explique Doris Speer. Le juriste structure le champ de l’opération (portée, risque, prix…), puis réalise un audit de la situation et discute avec les services fiscaux et financiers de l’entreprise. « Il participe à la réalisation de l'opération et prend des décisions qu’il doit assumer. Au bord du précipice, on n’est d’ailleurs pas toujours sûr de prendre la bonne décision », avoue-t-elle avec humilité.
Transmettre
De toutes les qualités requises pour gérer des transactions d'envergure mondiale, savoir scruter les détails tout en gardant à l'esprit la globalité du deal est fondamental. Capable de se remettre en question, refusant de se reposer sur ses lauriers, Doris Speer a su perfectionner son sens du business jusqu'au plus haut niveau. En 2010, elle décide d'ailleurs de suivre l'executive MBA d'HEC pour affiner son analyse stratégique et financière. Arrivée au paroxysme de son art avec le rachat d'Alstom par General Electric, elle choisit de quitter le groupe à la fin de l’année 2015. « En matière de M&A, j’ai orchestré ce qu’il y a de plus complexe. Toute autre transaction me paraîtrait ennuyeuse à présent. » Aujourd’hui, Doris Speer s’emploie à partager son expérience. « Il faut savoir négocier, être capable de s'adapter et aimer le mouvement », conseille-t-elle à la jeune génération. Chargé d'une dizaine de deals en même temps, avec des sociétés installées aux quatre coins du monde, le juriste en fusions-acquisitions accepte une forte charge de travail. « Sur un mois, il m'arrivait d'être en voyage pendant deux semaines », se souvient Doris Speer, qui a même dû ajouter plusieurs feuillets à son passeport. Et lorsqu’on lui demande si le fait d’être une femme l’a parfois handicapée, sa réponse en dit long sur sa personnalité : « Tant qu’on est compétent et sûr de soi, tout passe. » À méditer.
Capucine Coquand