En juillet 2010, le monde diplomatique titrait : « Golfe du Mexique, comment BP se joue de la Loi ». Une vision comme celle là permet de douter de la pertinence du thème proposé et pourtant la Culture juridique d’entreprise a indéniablement un impact sur la vie professionnelle de ceux qui pratiquent le droit en entreprise.
Le concept, plus large, de culture d’entreprise a, quant à lui, été décrit et abondamment commenté dès les années 1980. C’est ainsi par exemple qu’a été évoquée la notion culture propre aux entreprises familiales ou aux grandes entreprises américaine et leur impact sur la performance globale de celles-ci.
Cette notion de culture d’entreprise a ensuite été critiquée par ceux qui ont la vision d’un facteur de soumission ou de dépendance. Il a, de plus, été relevé que nous vivons une époque au cours de laquelle on a tendance à reléguer les valeurs collective dont celle-là au deuxième plan et où la variété talents et la spécificité des personnalités sont mieux pris en compte par les équipes ressources humaines des firmes.
Ces mêmes spécialistes du management et des ressources humaines[1] ont néanmoins pu caractériser cette culture d’entreprise et ses principaux caractères seraient les suivants :
(i) l’idée d’une croyance commune et de partage de valeurs largement diffusées et admises dans une entreprise donnée qui ont un pouvoir fédérateur ;
(ii) la durée, élément indispensable pour que l’on puisse parler de culture d’entreprise. Il faut, en effet, que les indices pertinents ne se situent pas dans l’éphémère mais au contraire que les choses soient inscrites dans le temps ;
(iii) enfin, les méthodes de travail ou de communication mais aussi les comportements : en bref, les pratiques organisationnelles qui sont caractéristiques d’une entreprise et que certains considèrent même comme des avantages stratégiques.
Finalement si l’on admet l’existence de cultures d’entreprises spécifiques, il faut aller plus loin la culture juridique d’entreprise apparaissant alors comme un prolongement éventuel de celles-ci.
Cette culture juridique d’entreprise que peut-on en dire ? Je l’ai perçue assez tôt de manière intuitive au cours de ma carrière de juriste d’entreprise accomplie dans quatre grands groupes différents sur une quarantaine d’années. C’est donc par contraste et progressivement que j’ai découvert ce qu’elle pouvait être et qu’elle pouvait être plus ou moins marquée.
Sa manifestation essentielle est la place accordée aux questions juridiques dans une entreprise donnée. Et il s’agit bien là dans les faits d’une donnée fortement variable qui est loin d’être neutre pour ceux qui y travaillent.
Au début des années 1980, jeune directeur juridique de la filiale d’une multinationale américaine, j’ai pu constater à l’occasion de ma première visite au siège mondial du groupe aux Etats-Unis que la personne qui occupait le bureau qui faisait face à celui du Chairman était le directeur juridique. Cela symbolisait l’importance que ce dirigeant accordait à l’éclairage juridique des choses ce qui contrastait avec mon ressenti lorsque j’avais commencé ma carrière dans un groupe français.
Un premier critère : les outils et moyens à la disposition des juristes
Le nombre d'emploi de juristes, les sources documentaires mises à leur disposition, le maillage entre les différents juristes au sein des différentes entités du Groupe, ou encore les budgets alloués aux juristes pour recourir aux avocats, notaires, universitaires etc., en sont autant de manifestations. Or, les moyens alloués à la fonction juridique sont essentiels dans notre univers contemporain marqué par dans la complexification et une tendance à la sur-réglementation[2]. Les moyens alloués au service juridique sont un indicateur essentiel de la culture juridique d’entreprise, tout le monde ne bénéficie pas d’outils équivalents.
Un deuxième critère : le rôle assigné à la fonction juridique dans son ensemble par l'entreprise en question
La palette de réponse est très large selon que la direction générale demande que les juristes soient systématiquement présents dans les gros projets ou s’ils ne sont affectés qu’à des tâches plus limitées de production et d’enregistrement d’actes. L’intérêt et l’enjeu de la mission des juristes varie, en effet, considérablement d’une entreprise à une autre. Cette variable résulte rarement d’habitudes, du hasard mais le plus souvent d’un choix raisonné de l’entreprise quelquefois même d’un facteur culturel.
Un troisième critère : l'imprégnation du droit dans les comportements et les réflexes des non juristes
Cela ne s’obtient que dans la durée. A une époque où les firmes s’occupent de plus en plus de « conformité »[3], de maîtrise et de contrôle des risques, c’est une des missions qui peut être confiée aux juristes que d’informer et de sensibiliser tous ceux qui ignorent les dimensions et enjeux juridiques dont ils sont les porteurs et de les accompagner. Ils jouent alors ce rôle vis-à-vis de nombreuses personnes dans la société, ingénieurs, commerciaux, informaticiens etc., les informant de l’impact du droit sur leur métier.
L’intégration et l’assimilation des paramètres juridiques à tous les niveaux de l’entreprise sont fondamentales, mais pour autant elles sont éminemment variables et ce n’est pas une évidence dans toutes les firmes. La « lutte pour le droit » reste donc un long -chemin.
De fait, de nombreuses entreprises ont pour réflexe la prise de risque et pour habitude de « foncer dans le brouillard » alors que d’autres, qui ont tiré les enseignements d’expériences difficiles et sont donc plus vigilantes, s’emploient à faire évoluer les choses. Leur objectif est que chacun comprenne qu’il va de l’intérêt de tous de maitriser les risques juridiques et en particulier ceux auxquels la société peut être confrontée sur certains projets.
Depuis une dizaine d’années ou plus, la mise en place de bases de données juridiques et pratiques accessibles en ligne, notamment par l’utilisation de l’Intranet d’entreprise, y contribue.
Les sociétés qui ont fait ce type de choix ont donc intégré une préoccupation nouvelle qui va au delà de la seule prévention et qui inclut désormais des procédures de vérification du respect des procédures prévues sur les aspects juridiques. Il s’agit d’un véritable facteur de différenciation qui est une des caractéristiques de la culture juridique d’entreprise.
Un quatrième critère : le niveau d'expertise des juristes dans l'entreprise
C’est aussi quelque chose d’extrêmement variable d’une entreprise à une autre. Cette compétence particulière ne s’obtient et ne se développe que par un climat et un esprit de mise à niveau continue des connaissances associée à la volonté de fidéliser les juristes dans l’entreprise afin qu’un turnover trop rapide ne soit pas un frein à la pérennité des acquis essentiels à la sécurité juridique.
Pour un jeune juriste, la perspective de rejoindre une équipe expérimentée disposant de compétences reconnues, soucieuse de les pérenniser et de les transmettre, est évidemment un défi mais c’est surtout l’opportunité de gagner en expérience et donc un facteur supplémentaire de motivation.
Comment alors passer de ces impressions personnelles tirées de mes propres expériences à une vision plus globale et plus objective de ce thème nouveau que constitue la culture juridique d’entreprise[4] ?
Dans cette optique, l’Association Française des Jeunes Juristes (AFJE) a signé en 2008 un partenariat de recherche avec LegalEDHEC, le centre de recherches juridiques de l’EDHEC Business School. Plusieurs initiatives en sont issues :
1ère initiative : Une enquête sur la culture juridique (la première) a été menée en 2009 auprès d’un panel de près de 200 juristes d'entreprise et directeurs juridiques d’entreprise. Le but était de dégager des constances caractérisant les cultures juridiques d’entreprises. Cela a ainsi permis de mettre en évidence tout d’abord une corrélation entre la taille de l’entreprise, son envergure internationale et le nombre de juristes employés. De même, le fait que la présence de juristes employés à l’étranger a une influence non négligeable sur les pratiques et les politiques juridiques et donc sur la culture juridique de l’entreprise est ressorti du dépouillement des réponses.
2nd initiative : nous avons décidé d’interroger et recueillir régulièrement le témoignage des directeurs juridiques sur la spécificité de la culture juridique de leur entreprise ou de leur Groupe. La relation en est donnée depuis 2009 dans la Revue professionnelle de l’AFJE[5]. Pour reprendre la formule d’un Directeur Juridique : « il y a autant de culture juridique d’entreprise que d’entreprises ».
3ème initiative : l’AFJE a organisé avec l’EDHEC en janvier 2010, la première conférence internationale sur la performance et la culture juridique d’entreprise. Cette conférence qui réunissait diverses compétences, a abouti à une publication et a permis de dégager les critères du niveau d’intégration stratégique du droit par les firmes dont les traits marquants incorporent par exemple l’image des juristes d’entreprises dans la firme ou encore la sémantique utilisée par celle-ci[6].
Vous, étudiants, futurs juristes d’entreprise ou futurs avocats, vous devez savoir qu’il s’agit d’une dimension avec laquelle vous aurez désormais à compter. La culture juridique d’entreprise lorsqu’elle existe n’est pas un carcan mais un acquis à intégrer dans la relation que vous aurez avec la firme, ses dirigeants et son personnel.
Lorsqu’elle est solidement ancrée et qu’elle est en phase avec les principales problématiques de l’entreprise, la culture juridique d’entreprise permet de gagner en réactivité et en fiabilité ce qui constitue l’une des principales missions des juristes d’entreprise.
QUESTION : sur la question du « rôle de la fonction juridique dans l’entreprise », comment peut-on faire en tant que candidat pour avoir une idée de la culture juridique de l’entreprise ?
REPONSE : cette culture juridique d’entreprise, c’est grâce à vos initiatives, à vos actions et à votre esprit d’entreprise que vous pourrez la connaître et en découvrir les constituants.
Concrètement, le travail dit « de réseau » est essentiel : c’est lorsque vous aurez des entretiens professionnels directement avec un manager ou responsable juridique d’une entreprise, ou lorsque vous aurez, par le biais de vos relations personnelles, familiales ou autres, cherché à cerner ou à mieux connaître une entreprise que vous aurez « ciblée », que vous aurez l’opportunité de récupérer certaines informations utiles pour comprendre le fonctionnement et la place des juristes dans cette entreprise.
Il faut donc oser poser les questions utiles permettant de voir comment les juristes sont impliqués dans les prises de décisions, dans les équipes, dans les négociations, et dans les stratégies de l’entreprise. Cela vous permettra ainsi de savoir si les juristes sont intégrés dans les projets et fréquemment sollicités ou si au contraire il s’agit de personnes au « fond du couloir » et qui ont du mal à en sortir. Ce travail de collecte d’indices va ensuite vous aider à vous orienter, à faire des choix pertinents pour vos futures carrières.
[1] Cf. Le déclin provisoire de la culture d’entreprise, Maurice Thevenet, professeur au CNAM et à l’ESSEC, Humanisme et Entreprise, N°300, Nov.-Déc. 2010, p. 77 s.
[2] En ce sens : L’influence de la mondialisation sur le droit des activités économiques, Jean Paillusseau, professeur émérite, conférence du 4 février 2008 , http//www.cda-pr.univ-rennes1.fr
[3] Dossier « Le Directeur juridique face à la compliance », X. Leloup, Le Magazine des affaires, N°56, Nov. 2010, p. 38 à 42.
[4] Chronique sur la performance juridique : la culture juridique d’entreprise facteur clé et tacite de la performance juridique, C. Collard et C. Roquilly, professeurs à l’EDHEC, Les Petites Affiches, 10 décembre 2010, N° 246, pp. 6 et s.
[6] La contribution des juristes et du droit à la performance de l’entreprise – Management juridique et culture juridique d’entreprise, JOLY Ed . collection Pratique des Affaires, 2011 et notamment : « Manifestations d’une culture juridique d’entreprise : approche pas à pas des contours de la notion jusqu’à un retour illustré », R. Sainte Fare Garnot, pp. 192 s.
Consultez les autres thématiques abordés par les intervenants lors de la conférence du 22 mars 2012 :