1 – Pour la première fois, la Cour de cassation se prononce sur le phénomène de l’uberisation et ses conséquences en droit social français.
A cet égard, la haute juridiction a décidé qu’un lien de subordination est caractérisé (et par la même l’existence d’un contrat de travail est reconnue puisque la réalisation de prestations de travail moyennant rétribution n’était contestée par aucune des parties) lorsque qu’une plateforme numérique dispose :
- d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci ; et
- d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier (Cass. Soc, 28 novembre 2018, pourvoi n°17-20.079).
Cette décision a été rendue à l’encontre de la plateforme Take Eat Easy, dont la liquidation judiciaire a été prononcée le 30 août 2016 et qui mettait en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande auprès de ces restaurants, et des entrepreneurs de l’économie collaborative, à savoir des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut de travailleur indépendant.
2 – Les plateformes numériques ont pensé pouvoir se prémunir contre le risque de requalification de leur relation avec des prestataires de services indépendants par l’établissement d’un contrat de prestation de services avec chaque entrepreneur.
Comme le Cabinet Bersay & Associés l’expliquait déjà il y a presque deux ans, cette précaution est insuffisante (« Economie collaborative et salariat : comment réduire les risques ? », par Anne-Lise Puget et Julie Ebran, 27 janvier 2017, Lenouveleconomiste.fr).
L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 28 novembre dernier en est la parfaite illustration.
En effet, ainsi que le rappelle la Cour de cassation dans l’arrêt évoqué ci-dessus, le juge n’est pas lié par la volonté exprimée par les parties ou par la dénomination qu’elles ont donnée à leur contrat.
Peu importe donc la qualification de « contrat de prestation de services » initialement retenue, ce sont les modalités pratiques d’exercice de la prestation de services qui sont examinées afin de déterminer si l’entrepreneur collaboratif exerce soit une activité salariée au profit de la plateforme numérique, soit une activité indépendante.
Ainsi, le juge qualifiera l’activité de salariée chaque fois qu’il estimera que (i) l’entrepreneur collaboratif accomplit un travail, (ii) dans un rapport de subordination avec la plateforme numérique, (iii) en contrepartie d’une rémunération.
Prépondérant dans la détermination du lien salarié, le lien de subordination sera reconnu si la plateforme numérique exerce à l’égard de l’entrepreneur collaboratif un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction.
3 – En l’espèce, Take Eat Easy avait été particulièrement prudente dans l’élaboration des conditions d’exercice des missions de ses coursiers, afin que la prestation de services de ces derniers ne soit pas qualifiée de relation salariée. La société avait pris soin notamment:
- de ne fournir aucun matériel aux coursiers (à l’exception du sac isotherme pour des questions d’hygiène), la fourniture de matériel pouvant participer des indices de la reconnaissance d’un contrat de travail ;
- de n’imposer aucune obligation d’exclusivité ou de non-concurrence aux coursiers. Dans le cas d’espèce, le coursier exerçait dans le même temps les fonctions de régisseur dans un théâtre. A cet égard, imposer à l’entrepreneur de travailler exclusivement pour une plateforme numérique reviendrait à réduire sa liberté d’entreprendre et à accroître sa dépendance économique auprès de ladite plateforme, et partant, participerait à la reconnaissance d’un contrat de travail liant les deux parties. Or, le Conseil de prud’hommes de Paris estime que « l’impossibilité d’accéder à une clientèle distincte est un obstacle rédhibitoire au maintien du statut d’auto-entrepreneurs» (Conseil de prud’hommes de Paris, 20 décembre 2016 RG14/11044) ;
- de n’imposer aucune plage horaire aux coursiers. Ces derniers choisissaient librement les plages horaires disponibles à l’intérieur desquelles ils s’engageaient à effectuer des livraisons, mais qu’ils ne pouvaient modifier moins de 72 heures avant leurs commencements. En effet, pour réduire le risque qu’un contrat de travail soit reconnu, il convient que la plateforme numérique laisse l’entrepreneur libre de gérer sa charge de travail et ses horaires, c’est-à-dire, d’accepter ou non une mission, un client, ou encore d’être présent ou non sur la plateforme, sans pouvoir le sanctionner. A titre d’exemple, le Conseil de prud’hommes de Paris a requalifié en contrat de travail la relation entre un chauffeur et une plateforme numérique au motif que celle-ci imposait indirectement le respect d’horaires minimum au chauffeur (Conseil de prud’hommes de Paris, 20 décembre 2016 RG14/11044. Dans cette espèce, la plateforme avait en effet la possibilité de résilier le contrat en cas de connexions insuffisantes entrainant un chiffre d’affaires inférieur à 860 euros).
4 – Cependant, Take Eat Easy avait mis en place un système de bonus et de pénalités pouvant aller jusqu’à la désactivation du compte du coursier.
La Cour d’appel de Paris avait considéré ce système comme « évocateur du pouvoir de sanction », mais avait estimé qu’il ne suffisait pas à caractériser un lien de subordination.
Pour la Cour de cassation, ce dispositif traduit l’existence d’un pouvoir de sanction de la plateforme Take Eat Easy sur ses coursiers et participe de la requalification du contrat de prestation de services en contrat de travail.
En pratique aujourd’hui, la question des systèmes de notation appliqués par de nombreuses plateformes reste en suspens. Peuvent-ils s’apparenter à une émanation du pouvoir de sanction de la plateforme sur les entrepreneurs si les notes ont des conséquences sur la prestation de services (classement des entrepreneurs leur donnant accès à certains avantages, suspension provisoire d’accès à la plateforme, etc.) ?
Ce point, particulièrement sensible, n’a pas encore fait l’objet, à notre connaissance, d’une appréciation par les juridictions françaises. Il convient d’observer la plus grande prudence à cet égard.
5 – Le système de géolocalisation des coursiers de Take Eat Easy a également participé à la reconnaissance d’un lien de subordination, et partant, d’un contrat de travail.
En effet, la Cour de cassation décide, de manière inédite, que ce système, a priori destiné à mettre en relation un restaurateur, un client et un coursier, permettait également Take Eat Easy de suivre en temps réel la position des coursiers et les kilomètres qu’ils parcouraient. Elle y voit un autre élément révélateur d’un pouvoir de direction et de contrôle de Take Eat Easy.
Le pouvoir de direction, de contrôle et de sanction, étant caractérisé la Cour de cassation considère que la relation entre Take Eat Easy et son coursier relevait du salariat.
6 – Rappelons que les conséquences de la reconnaissance d’une relation salariée peuvent être importantes pour les plateformes et se traduire par le paiement, notamment, d’un salaire minimum à l’entrepreneur reconnu salarié, d’une indemnité de licenciement en cas de rupture, d’une indemnité pour travail dissimulé équivalente à 6 mois de salaire, de charges sociales aux organismes concernés, etc (décryptage de Julie Ebran à la suite de l’assignation en justice de Uber par les VTC au journal de 20 heures de TF1 – avril 2017).
Le sort des contrats liant les plateformes et les entrepreneurs est plus que jamais source d’insécurité juridique.
Il n’existe actuellement aucun cadre contractuellement adapté à cette forme de travail communément qualifiée d’uberisation (interview d’Anne-Lise Puget dans sur BFM Business dans Tech & Co, Emploi : l’économie collaborative rebat les cartes, 9 mars 2017).
Bersay & Associés avait à cet égard été force de proposition en imaginant un contrat de travail spécifique aux plateformes numériques (« Plateforme de mise en relation : les éclairages de Anne-Lise Puget », Liaisons sociales quotidien, 14 avril 2017).
L’arrêt de la Cour de cassation a au moins le mérite de relancer le débat.